Enquête sur les responsables d’entreprise. Troisième partie : la question du sens du travail.

Publié le 12 Février 2010

 

Enquête sur les responsables d’entreprise. Troisième partie : la question du sens du travail.

 

Introduction :

Pourquoi une enquête sur les chefs d’entreprise ? Pourquoi une enquête d’un philosophe sur les chefs d’entreprise exerçant leur profession à l’étranger, ici au Chili ? D’abord pour les connaître. On parle beaucoup dans l’hexagone de ces dirigeants auxquels on attribue souvent bien des maux, ceux du chômage, des délocalisations et de l’attrait du profit pour le profit. On les interroge lors des grands scandales, des grandes réussites, conquêtes de marché ou ventes de belles technologies, mais en fait, on sait bien peu de choses sur leur réalité. Et mon intérêt philosophique s’est bien sûr porté sur leur réalité de pensée. Car j’ai postulé ici une idée simple : on ne peut travailler sans penser son travail. Il s’agit donc ici de ceux qui dirigent, ceux qui sont en charge des responsabilités de décision et de gestion, dans la grande, moyenne ou petite entreprise.

Mais si les préjugés vont bon train dans notre vieille France idéologique, la distance apaise les esprits. Avoir pris la décision de partir de notre France séculaire pour tenter l’aventure de l’entreprise au Chili suppose une dialectique entre l’être figé dans son idiosyncrasie nationale et le devenir autre à 10 000 kms. C’est cette expérience là qui m’a intéressé. Comment pense-t-on le travail, son sens, sa valeur, l’entreprise et son environnement lorsque les pesanteurs du discours idéologique et politique de l’hexagone s’estompent quelque peu ? Qui devient-on quand les repères changent et que les responsabilités demeurent ? Je me suis donc mis en quête de la vérité de ces hommes qui entreprennent. Loin des idéologies, marxiste ou libérale,  sans a priori, mais faisant confiance à la vertu la plus révélatrice : l’écoute. En tête à tête, je leur ai adressé des questions simples. Etrangères à toute technicité, leur ingénuité pourrait être celle de tout citoyen qui voudrait comprendre les hommes qui créent les richesses. Ont-ils gagné en liberté ? Cette liberté que donne le risque du devenir dans un univers étranger, au cœur de la réalité chilienne, en pleine mondialisation, seuls avec leur histoire, leur vision, et en définitive, mais il fallait le vérifier, leur philosophie d’entreprise.

Pour la revue Cause commune, parmi la trentaine de questions posées, nous avons choisi de proposer à nos lecteurs la réflexion sur la vision que nos interlocuteurs chefs d’entreprise, avaient du sens de leur travail. 

 

BRUNO GUITTON

 

 

1-Comme chef d’entreprise, que signifie d’après vous donner du sens à son travail ?

 


TR- Pour donner du sens au travail, il faut d’abord faire ce que l’on aime. Le sens est là lorsqu’il y a plaisir, lorsque le résultat de mes efforts autorise un développement personnel ainsi qu’une amélioration de mes conditions de vie. Le sens se dit dans la notion enrichissement: argent, stabilité de vie, réalisation spirituelle.

 


DQ Vaste question à laquelle je n'ai pas le temps de réfléchir; ce qui est un handicap, je le sais...

 


RG  Dieu a crée la terre, moi mon entreprise. J’ai créé ma vie professionnelle et j’ai progressé, certes à mon échelle mais j’ai progressé. Voilà le sens. Je rajouterai créer des emplois, apporter quelque chose à mes employés. Mon sens du travail est humaniste. Je ne suis pas un bon financier,

 

WW Le sens consiste à apprendre de façon continue, être perfectible. Je veux progresser car j’adore mon métier. En plus, j’ai l’ambition de connaître une évolution, d’autres pays, plus de responsabilité. La limite de cette progression serait en fait mes compétences.

 


AL Prendre du plaisir au travail. Travailler dans une entreprise qui respecte les valeurs fondamentales.

 


MD Nous avons besoin du travail pour bien d’autres raisons que des raisons économiques. Je pense particulièrement à l’épanouissement de l’homme.Je répondrai donc à la question par une formule célèbre :« Bien faire son travail quotidien pour être satisfait de soi »

 
DO: Le sens est lié à la motivation. Je travaille dans le secteur des services. Donc pour moi, la question est de maintenir ou d’approfondir la motivation. Mais que l’on ne se trompe pas ! Pour moi, le sens du travail est une question qui est liée à celle plus générale du sens de la vie. Qu’est-ce que  je vais faire de ma vie ? Voilà l’essentiel. Au départ, comme je suis ingénieur, je concevais le boulot comme l’application pure et simple de mon savoir-faire. Qu’y avait-il derrière cette technique et cette manière de voir ? Pour répondre à ce besoin de savoir, je suis parti de France pour m’ouvrir, voir des choses radicalement nouvelles. Fuir un peu les contraintes du cartésianisme.

A l’étranger, je me suis à la fois défini comme homme d’action mais aussi comme un homme en devenir. Ce qui m’a permis de donner un sens très personnel à mon travail. J’essaie d’y être à la fois cet homme d’action et aussi un homme qui tente d’être plus complet qu’un ex ingénieur spécialiste d’un savoir faire. L’étranger te libère d’une certaine façon. Tu essaies de travailler en t’approfondissant car en face, les gens sont différents et ne fonctionnent pas sur le même modèle qu’en France.

 

RF : Je suis dirigeant parce que je recherche cette maîtrise que je n’ai pas eu enfant où ma solitude fut terrible. Je me conçois donc plus comme un chef d’équipe qui travaille avec des gens, partageant des réalités quotidiennes complexes où il faut prendre des décisions, qu’un patron au-dessus de tous.

 

 

LA DIFFICULTÉ DU SENS

 

Synthèse des réponses

Voilà une question qui n’a guère passionné. Le sens du travail réside dans le plaisir, dans l’épanouissement, dans la création, ou dans la perfectibilité. Mais l’on se garde bien de préciser les réponses comme si cela allait de soi. Car enfin, créer on peut le faire dans bien d’autres domaines que celui du travail, même chose pour son épanouissement ou pour la perfectibilité de son être. Comme si au fond, travailler était une action qui absorbait toute la réflexivité de mes interlocuteurs sans leur laisser le temps de prendre la distance d’une analyse. D’autre part, il m’est apparu assez surprenant que parmi tous les responsables d’entreprise interrogés, un tout petit nombre ait insisté sur le sens du travail comme moyen d’obtention de l’argent, donc d’un meilleur bien-être : la fausse pudeur française sur l’argent, thème tabou ?

 

Analyse philosophique

Le travail a donc des sens multiples.Essayons malgré tout d’y voir clair. En premier lieu et en articulant cette question à celle qui porte sur l’argent, l’évidence du sens du travail se situe au niveau opérationnel, c’est-à-dire du faire. Au plus, je dirais qu’il est question ici d’un modeste constat. Souvent, et notre interrogation l’a révélé, la signification du travail provient de la simple prise en compte du repérage des opérations qui nous occupent tous les jours.

Mais prenons garde. Déjà au niveau du faire, se décline le travail en plusieurs sens. L’un dit qu’il creuse un trou et l’autre qu’il bâtit une cathédrale. Bien, mais le ferai-je de la même façon dans tous les cas ? Faire le trou risque de me renvoyer aux dures réalités du « il faut bien gagner sa vie » tandis que participer à la construction de la cathédrale me grandit, me fait participer à une œuvre et pas seulement à une production. L’opération technique est un simple impératif hypothétique, c'est-à-dire l’adéquation entre des moyens et une fin. Il est réalisation. Or, le dirigeant évolue au niveau d’un méta impératif technique puisque de par sa fonction, il est à la fois celui qui décide des opérations et il est lui aussi un instrument au service de l’entreprise. Le faire recèle par là même des dimensions ou strates qui révèlent que le niveau opératoire trouve son sens dans le repérage de sa dimension.

Le problème que cela pose renvoie à la valeur des fins. Et c’est l’homme qui le décide indépendamment des différentes modalités opératoires du faire. On le voit avec l’exemple de l’ouvrier qui creuse : la même opération prend son sens en statuant sur la valeur de la fin. Le simple trou ne veut pas dire la même chose que la participation à un immense projet. Quand mes interlocuteurs désignent le plaisir ou l’épanouissement comme le sens, la fin, la direction de leurs activités, ils renvoient au jugement d’appréciation qui refuse que le faire ou le mode opératoire implique, par eux-mêmes, un sens. Ce qui manque dans leur discours est malgré tout assez étrange. Si ils ressentent cette exigence d’un méta impératif technique et s’ils ont à commander, diriger, organiser, comment leur épanouissement peut-il se penser sans celui des autres ? Il y eut là un vide et lorsque le choix libre des références de la question a été volontairement permis par le philosophe, seule la dimension strictement personnelle a été prise en compte.

Par ailleurs, le travail est vie de la conscience. Celle-ci disposant d’une intentionnalité, je puis viser l’objet travail selon ma propre psychologie. Ainsi, je puis diriger une entreprise parce que j’ai toujours aimé le risque ou l’excellence, ou parce que je ne supporte pas moi-même de recevoir des ordres. Je travaille parce qu’il est le lieu d’une sociabilité où mon humour peut par moment laisser libre cours à son efficacité, etc.. Il faut alors comprendre que le sens psychologique du travail n’est pas sans émotion, affections et sentiments. L’usage des compétences n’est pas seulement technique. Nos chefs d’entreprise n’échappent pas à la règle. Toute action et relation supposent un état de l’être. On parle du plaisir ou de la satisfaction de soi mais on ne les décrit pas. Or il est question aussi ici de la dimension sentimentale et donc du rapport de soi à soi. Mais on n’en parle pas. Est-ce par pudeur ou est-ce simplement parce que dans le feu de l’action, la distance n’est pas permise ? Que sont donc ces sentiments, émotions, sensations que les dirigeants éprouvent ? 

D’autre part, rien n’exclut que des éléments de l’inconscient ne joue ici un certain rôle, ainsi ce chef d’entreprise, dont le besoin de reconnaissance et d’affection s’expliquait par les manques soufferts dans sa jeunesse et son isolement en internat. Tel idéal de pouvoir par exemple peut convoquer la référence à la figure du père, avec les conséquences que cela entraîne pour les autres collègues de travail. Quand un des mes interlocuteurs affirme que le sens du travail est de respecter les valeurs fondamentales et qu’il évoque souvent son père, il y a fort à parier qu’il fut pour lui, et encore aujourd’hui, le modèle de la responsabilité, de l’autorité et de l’éthique.

Ensuite, dans tous les groupes ou collectivités se joue le rapport de pouvoir. Il est peu commenté, sans doute par prudence ou discrétion car sa signification apparaît à beaucoup comme péjoratif. Mais diriger c’est exercer un pouvoir sur l’autre articulé à un pouvoir de faire. L’on peut distinguer les deux mais il faut alors dans son travail savoir à quoi correspond cette dichotomie. Prendre plus de responsabilité signifie très souvent diriger plus de personnel ou prendre la direction de postes clé où se faire obéir vite et efficacement sera absolument nécessaire. Le pouvoir « sur » rendra possible le pouvoir « de ». Il est assez symptomatique que cette composante ait été négligée…

Enfin, le sens est aussi métaphysique. Au-delà du niveau opératoire, existent ses valeurs structurantes. Nos dirigeants d’entreprise sont souvent des hommes de conviction où les propos humanistes ne sont pas simplement des propos de circonstances. Leur entreprise, leur filiale leur tiennent à cœur ainsi que les gens qui y travaillent. La dimension collective est fondamentale et il faut y voir, sans doute, une caractéristique de cet esprit français, façonné par une histoire des Droits de l’individu. Mais comment trouver le sens du travail en partageant avec ses employés le quotidien lorsqu’on a à prendre des décisions parfois drastiques ou conflictuelles ? Comment les valeurs demeurent dans un univers encore très fortement hiérarchisé ? Et si le sens, c’est précisément faire exister ces valeurs, quels sont les modes opératoires qui se soumettent à cet impératif humaniste tout en donnant satisfaction au dirigeant ? 

Tous ces niveaux sont évidemment distingués et identifiés dans une analyse mais ils sont en pratique l’objet de dialectique, tant pour le dirigeant dans ses fonctions que pour l’homme dans sa vie. Maintenant, ils ne peuvent être négligés dans l’examen des décisions, de la communication et de l’organisation. On rentre alors obligatoirement dans le monde de la complexité et si l’on se dit que de toute façon, le niveau opératoire est le niveau de l’existence première de l’entreprise, un regard analytique extérieur est sans doute très bénéfique pour le dirigeant puisqu’il cache, parfois, maladroitement, tous les autres niveaux d’intelligibilité que nous avons repérés.

 
BRUNO GUITTON

Rédigé par Bruno Guitton

Publié dans #Entreprise

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